Par Claude Rioux
Selon la Commission civile internationale d’observation
des droits humains (CCIODH), il y aurait au moins une centaine
de prisonniers politiques au Chiapas uniquement. La
" transition démocratique " que l’on
dit en cours dans ce pays laisse intact un des traits
particulièrement intolérables du Mexique : la
présence, dans les geôles mexicaines, de personnes
incarcérées pour des " délits " commis
dans le but de faire progresser des revendications sociales et
politiques ou qui n’ont commis d’autre crime que d’avoir
exercé le droit d’expression reconnu par la Déclaration
universelle des droits humains.
Bien que des dizaines de communautés, de
groupes et d’associations luttent tous les jours pour la
libération d’un de leurs membres ou de leurs proches
incarcéré injustement, il est difficile de mesurer l’ampleur
du phénomène des prisonniers politiques pour l’ensemble du
Mexique.
Le gouvernement fédéral n’admet leur
existence que du bout des lèvres, pour en rejeter la
responsabilité sur le régime antérieur, classant ainsi les
prisonniers politiques au rang d’épiphénomène en voie de
résolution. Cependant, bientôt deux ans après l’élection
de M. Vicente Fox à la présidence, la Loi d’amnistie
réclamée par l’ensemble des organisations travaillant sur
le dossier n’a pas encore reçu l’appui formel du
président.
Deux éléments ont contribué, au cours
des derniers mois et des dernières semaines, à mettre la
question des prisonniers de conscience au cœur de l’actualité
nationale : d’abord, en décembre 2000, l’Armée
zapatiste de libération nationale (EZLN) plaçait au centre
de ces trois conditions (les señales) pour la reprise
du dialogue la libération de tous les prisonniers zapatistes;
puis, depuis le début du mois d’avril, un mouvement de
grève de la faim a été lancé, largement suivi par les
prisonniers politiques dans au moins 6 États.
La liste remise par les zapatistes au
gouvernement comprenait les noms de 104 personnes. Dans les
mois qui ont suivi, les démarches effectuées par les groupes
de défense des droits humains et, dans une certaine mesure,
par le gouvernement de l’État du Chiapas, ont permis la
mise en liberté de 96 d’entre eux. Les huit prisonniers
restants – certains se trouvent incarcérés dans d’autres
États (Querétaro et Tabasco) d’autres sont accusé de
crimes relevant de la " justice "
fédérale – font actuellement l’objet de négociations
entre les différentes dépendances des États et du
gouvernement fédéral pour leur libération. Le problème
demeure cependant presque entier puisque au cours des derniers
mois, dix-sept nouveaux prisonniers zapatistes ont été
incarcérés au Chiapas.
Ces chiffres n’incluent pas les
prisonniers revendiqués par une dizaine d’autres
organisations dans cet État uniquement. Par exemple, le Movimiento
campesino regional independiente (MOCRI) revendique la
libération de 13 de ses membres, incarcérés à Tuxla
Gutiérrez depuis le 27 juillet. Ces derniers ont été en
grève de la faim durant 14 jours au mois d’avril dernier.
Également, la Organización campesina Emiliano Zapata –
Cooordinadora nacional Plan de Ayala (OCEZ-CNPA) a bloqué
des routes au Chiapas, le 6 mars 2002, pour exiger la
libération de 5 prisonniers politiques membres de cette
organisation.
Le mouvement de grève de la faim a été
lancé en avril dans la foulée de la mobilisation des
indigènes zapotèques de la région Loxicha, dans l’État
de Oaxaca, lesquels ont entrepris une marche sur la capitale
pour obtenir la libération de peurs proches. Les habitants de
cette région, et particulièrement leurs représentants
élus, sont l’objet d’une persécution systématique,
accusés injustement d’appartenir à des organisations
armées qui n’opèrent même pas dans la région (Ejército
popular revolucionario, EPR et Ejército revolucionario del
pueblo insurgente, ERPI).
Plus de cent cinquante personnes ont été
emprisonnées depuis 1996. Le gouvernement de l’État de
Oaxaca a adopté une loi d’amnistie applicable aux
prisonniers dépendant de sa juridiction. Cependant, 24
habitants des Loxichas demeurent emprisonnés arbitrairement
et seule une amnistie fédérale pourrait leur permettre de
recouvrer leur liberté.
L’appel lancé par les indigènes de
Oaxaca a été entendu dans toutes les prisons du pays. Dans
les semaines qui ont suivi, d’autres prisonniers se sont mis
en grève de la faim.
Érika Zamora, survivante du massacre de El
Charco, perpétré par l’armée en 1998, s’est jointe au
mouvement et observe un jeûne depuis le 9 mai. Cette jeune
étudiante de l’UNAM, partie au Guerrero alphabétiser les
paysans, avait 21 ans lorsqu’elle a été arrêtée par l’armée
et torturée jusqu’à ce qu’elle
" avoue " être une commandante de l’ERPI.
Elle a été condamnée à huit années de prison ferme pour
" incitation à la rébellion " – un
crime qui n’existe pas dans le droit pénal mexicain!
Deux membres de l’ERPI se sont également
joints au mouvement de grève de la faim. Il s’agit de
Jacobo Silva Nogales (comandante Antonio) et de Gloria
Arenas Agís (coronel Aurora). Les deux prisonniers
admettent être membres de l’ERPI mais nient avoir commis
les crimes qu’ils ont confessés sous la torture. Au moment
d’écrire cet article, ils en sont respectivement à leur 31e
et 14e journée de jeûne.
Les frères Cerezo, trois jeunes accusés
de façon absolument farfelue d’appartenir à une
organisation terroriste, sont également en grève de la faim
depuis le 24 avril (il est impossible de savoir si et quand
cette grève a pris fin. Accusés d’avoir posé des pétards
dans des guichets automatiques d’une grande banque mexicaine
(les pétards ont explosé un dimanche matin, sans faire d’autres
victimes que quelques vitres brisées), ces trois frères dans
la vingtaine ont été torturés et placés dans une prison de
sécurité maximum où ils croupissent depuis bientôt un an.
Leur avocate, Barbara Zamora, affirme que les autorités se
servent des frères Cerezo comme otages dans l’espoir de
capturer leurs parents, présumés membres de l’EPR.
Les grèves de la faim n’ont pas encore
ébranlé la conscience du président Fox, lequel s’obstine
à garder le silence sur cette question. Les mauvaises langues
diront que M. Fox n’a aucun intérêt à ce que le voile
soit levé sur cette injustice, dévoilant ainsi un système
bien huilé de répression des luttes sociales qui, vu le
programme politique et économique mis de l’avant par son
régime, lui sera vraisemblablement d’une grande
" utilité " dans l’avenir.
Le démembrement de cette machine à
fabriquer des prisonniers obligerait M. Fox à sacrifier ses
appuis au sein des appareils répressifs. Ces derniers sont
coupables, en vrac, de fabrication de délits et de preuves, d’arbitraire
dans les conditions de détention, de viol de garanties des
accusés lors des interrogatoires et des procès, de sévices
et mauvais traitements incluant la pratique systématique de
la torture, sans nommer les exécutions extrajudiciaires et
les " disparitions ". Tous des crimes
commis par des fonctionnaires de l’État, dans l’exercice
d’une " gestion " des crises sociales et
politiques liées au modèle de développement et de
domination, modèle que M. Fox et consort entendent non
seulement perpétuer, mais approfondir…